(c'est un repost d'un ancien site)

Numériques Essentiels... existent-ils ?

Cet article se veut une réflexion en réponse au podcast éponyme de Frugarilla.

Qu'est-ce qu'un "numérique essentiel" ?

J'imagine qu'on peut comprendre "essentiels" comme relevant du numérique dont on ne peut plus se passer. Pas dont on ne veut plus, mais dont on ne peut plus car il apporterait "trop" de valeur ajoutée.

Je vois personnellement plusieurs manières d'interpréter ce terme d'"essentiels" :

  • parce que cela fait tellement partie de nous qu'on ne peut plus s'en passer, qu'on ne le veut vraiment pas, en fait : Facebook pour certains, Instagram pour d'autres (qui en ont peut-être fait un business personnel en tant qu'influenceur)
  • parce qu'il n'y a plus d'alternative pratique aujourd'hui : remplacer la recherche internet par une recherche à la bibliothèque du coin, dans son catalogue (incomplet) de livres papiers (ou dans des encyclopédies) ?
  • parce qu'il n'y a plus d'alternative non numérique : je n'ai pas d'exemple évident... Ah si, dans la partie cachée du numérique peut-être : téléphonie, télévision (la TNT, c'est numérique), bientôt la radio quand nous serons passé au full DAB...
  • parce qu'il n'y a pas d'alternative non numérique du tout : c'est le cas de beaucoup d'usages en fait notamment tous les métiers qui n'existent que dans le numérique. J'ai les IA en tête mais il y en a sans doute d'autres

Le podcast aborde également (dans son épisode 8, qui ne semble pas encore référencé en ligne sur la page web ci-dessus), la notion de "faire rentrer le numérique dans les limites planétaires" : ça voudrait dire qu'on peut faire "un peu" de numérique, de manière à ce que le résultat :

  • respecte des minimas sociaux en terme d'impact (pas d'exploitation de populations défavorisées dans des mines et des usines) ;
  • n'ait pas un impact environnemental supérieur aux limites planétaires.

Autant on pourrait imaginer respecter le premier point (impact sociaux), autant le deuxième me semble compliqué, car les limites planétaires sont partagées par toutes les activités humaines, sur toute la planète. Cela veut dire qu'on devrait dimensionner les activités humaines les unes par rapport aux autres, de telle manière à ce que l'impact de l'ensemble reste sous les limites planétaires.

Ca veut dire arbitrer : si je te mets un peu plus de numérique, tu acceptes un peu moins de santé (IRM, robots chirurgiens, recherche médicale) ? Plus de numérique, mais moins d'intrants chimiques dans les champs ? (qui va tenter les négociations avec la chimie agricole ?) Dans l'idée c'est intéressant (plus de numérique et plus de Bio !), mais est-ce qu'on pourra trancher ? Je donne un exemple simple, mais quand on voit toutes les activités humaines grignotant les limites planétaires, c'est tous les domaines des civilisations qu'il faudrait mettre en balance les uns par rapport aux autres, en tenant compte des spécificités, besoins et attentes des différentes parties du monde (un monde fortement numérisé et industrialisé tel que le Nord de la planète pour faire court n'aura évidemment pas les mêmes priorités qu'un pays en développement du Sud, voire un pays du-dit "tiers monde").

Un numérique essentiel peut-il par ailleurs être "durable" ?

Le dernier point qui m'interpelle, c'est que, même dans l'hypothèse où l'on pourrait imaginer pouvoir définir et instaurer des "numériques essentiels", à partir du moment où le numérique utilise des ressources en quantité finie (cuivre, métaux rares, chimie polluante visant à fabriquer des alliages non recyclables...) comment peut-on espérer maintenir dans le temps ces services numériques ?

Le numérique comme outil d'asservissement ou "monopole radical"

C'est enfin le dernier point qui m'interpelle : Qu'advient-il de notre autonomie lorsque nous nous en remettons à du numérique (ou de la technologie en général) ?

Bien que le numérique ait apporté d'indéniables bienfaits, le prix à payer, caché, est généralement lourd :

  • cession des données personnelles aux géants du numérique (GAFAM, NATU et autres BATX) afin de nous analyser et nous proposer encore plus de services asservissants voire avilissants (cf. les études ayant démontré l'utilisation des neurosciences pour s'assurer du caractère addictif des services que l'on nous propose, notamment sur les réseaux sociaux)
  • abandon des manières de faire plus anciennes, certes à court terme moins efficaces, mais pourtant plus pérennes.

Ce qui me fait dire que je dois remonter dans ma pile de lecture les ouvrages d'Ivan Illich concernant le monopole radical. Mais là où Illich se limite (limiterait, je n'ai pas encore lu en détail) au :

[...] monopole induit d'une ou plusieurs marques visant à modifier, contrôler et à terme contraindre des populations à modifier radicalement (d'où l'épithète « radical ») leurs habitudes quotidiennes notamment en restreignant leurs choix et leurs libertés.

(Wikipedia monopole radical)

À cette inquiétude légitime d'Illich, je voudrais rajouter l'inquiétante dépendance à des technologies dont l'avenir n'existe pas, car nécessairement fini, comme les ressources sur lesquelles elles s'appuient (cf. la notion de technologies zombies). La dépendance mentionnée par Illich doit selon moi être associée à la perte de capacité à faire soi-même par complexification du domaine dont l'exploitation ne devient possible qu'à la seule condition de la poursuite de l'usage de ces technologies. Et lorsque les ressources nécessaires à ces technologies viendront à manquer, il ne sera pas juste nécessaire de retourner au "monde d'avant", mais il nous faudra réapprendre, déconstruire ce que la technologie aura conçu, reconstruire un monde adapté au low-tech (voire no-tech), voire régénérer ce qui aura été détruit, en espérant que cette destruction n'aura pas été définitive (à l'échelle humaine).

La technologie rend faible (la mécanique remplace nos muscles), idiot (les moteurs de recherche remplacent notre jugeotte), incompétent (nous laissons des ordinateurs faire à notre place), ignare (l'information est en ligne, pourquoi l'apprendre) et asocial (non les réseaux sociaux n'aident pas à tisser des liens avec nos congénères). C'est à dire que dans le triptyque "tête, main, coeur", la technologie fourni des services à court terme en détruisant la capacité long terme.

Ainsi, en écrivant cette diatribe, je me sers d'un ordinateur, chez moi. En espérant faire passer un message, je contribue à poursuivre mon isolement (et celui de mes éventuels lecteurs) plutôt que chercher une caisse à savon et m'installer sur une place pour haranguer la foule (mais qui m'écouterait ?)